Malcolm X : du pèlerinage panafricain à la solidarité humaine (Part 3)

Dans l’article précédent, nous étudiions le radicalisme attribué à Malcolm X et ce qu’il en était vraiment. La cristallisation de cette image violente a, à mes yeux, invisibilisé la partie la plus élévatrice de sa vie et de son militantisme. Ses … Continue reading

Malcolm X : Islam et culture de l’empowerment (Part 2)

  Nous disions précédemment que Malcolm X a tiré ses inspirations principalement de références afros (sans pour autant négliger les références classiques occidentales, comme les philosophes européens, etc) et des cours dispensés par Elijah Muhammad dans son apprentissage sur l’Islam. N’ayant … Continue reading

Malcolm X : le “Diable” de l’antiracisme (Part 1)

  Le climat actuel des milieux militants n’est pas sans effet sur mes choix de lecture. Là où je privilégie habituellement des livres dont on parle peu, où j’évite les best-sellers des auteurs qui m’intéressent, j’ai voulu retourner aux figures … Continue reading

Le tone policing : un silence de longue durée

Dans les débats sur le féminisme sur les réseaux sociaux, la carte « victime » est souvent brandie de pair avec le « tone policing » — le refus de se voir opposer un rappel à la politesse ou au calme dans un débat sur le féminisme.

Quand on est en train d’échanger des arguments sur l’égalité entre les sexes et que votre opposant vous demande de vous calmer, de rester courtoise, c’est condescendant et cela renvoie encore une fois les femmes à un stéréotype d’hystérique émotionnelle.

De plus, les femmes qui s’expriment sont souvent elles-mêmes victimes de discrimination. Demander à une victime de discrimination de « rester calme » quand elle essaie de démontrer la persistence d’injustices dans la société, c’est un peu abusé (alerte euphémisme).

Un peu comme si un•e médecin urgentiste vous demandait d’être patient•e, alors que vous avez mal. Comme si c’était d’une quelconque aide.

Mais peut-être que tous les rappels à la politesse ne sont pas du tone policing. Peut-être que cet argument a tendance à être évoqué un peu trop souvent, peut-être parfois à tort, et alors ? En quoi le ton désagréable de quelques une•s (fût-il justifié, ou non) autorise quiconque à généraliser son jugement à tout un groupe et même tout un courant de pensée ?

“Femmes contre le féminisme: décryptage d’un paradoxe” sur Madmoizelle.com

 

L’article portait sur les “Woman Against Feminism”, mais je me concentrerai essentiellement sur la notion de tone policing. En l’occurence, l’auteur de l’article questionnait l’abus du tone policing,- en toute bonne foi, j’imagine – mais ce qui m’a profondément fait tiquer est le caractère succinct accordé à ce dernier.

Le tone policing est un vecteur pour silencier les minorités, pas seulement une question de politesse dans un dialogue. L’écueil majeur est de penser que le tone policing concerne une parole à un instant T entre deux individus alors qu’il s’agit de paroles d’opprimées, silenciées historiquement, socialement, politiquement.

 

Depuis quand la parole est-elle toujours égale ?

Pour exemple, prenons la littérature et la presse qui furent les premiers médias à profiter d’une visibilité dans l’espace public et de la parole des femmes, puisque l’on parle de féminisme. Dois-je rappeler que les femmes devaient écrire sous couvert de pseudonyme masculin pour être publiées ? Plus encore, les paroles des femmes étaient instrumentalisées suivant certaines narrations, comme dans les années 40-50, où on autorisait des femmes à être journalistes uniquement pour la rubrique ménagère ou autres.

Il y a tout une conception littéraire genrée, que ce soit dans la conception d’un récit ou dans la considération d’un horizon d’attentes prédéfini: par exemple, le roman a été pendant longtemps un genre littéraire dénigré parce qu’il était à destination des femmes, à base de romance. Et quand la parole des femmes fut l’objet d’un courant littéraire comme la Préciosité, au 17e siècle, qui était un rejet des a priori de la patriarchie, elle a été tournée en dérision et a donné lieu à des parodies dont Les Précieuses ridicules de notre bon vieux Molière.

Qu’en est-il donc quand un individu est au centre de plusieurs intersections ? Un formidable exemple de parole instrumentalisée est sans aucun doute “Mayotte Capécia” : une fausse autobiographie écrite par des métropolitains blancs qui font le récit d’une femme noire antillaise qui exprime sa fascination pour les hommes blancs métropolitains, en comparaison aux hommes noirs. C’est trash, hein ?

“Je suis Martiniquaise, 1948, attribué à Mayotte Capécia, est le résultat d’une supercherie montée par l’éditeur parisien Corrêa (Edmond Buchet). Le roman démarque abondamment plusieurs ouvrages du cosmopolite anglophone Lafcadio Hearn, édités en traduction française à Paris par le Mercure de France. La perspective socioculturelle de Hearn, sympathique aux paysans martiniquais vers la fin du XIX e siècle, se trouve détournée, dans Je suis Martiniquaise, vers un érotisme de mauvais aloi qui véhicule un exotisme colonialiste au moment même du passage de la Martinique au nouveau statut de Département d’Outre-Mer.”

Faites cuire le fantasme colonial de la femme noire. Prenez une pincée d’exotisme colonial. Agrémentez le tout d’un ton négrophobe qui s’ignore. Finalisez le tout avec une campagne autour de la fameuse auteure, laissez mariner dans du plagiat. Et voilà ! 🙂

Aux vues de ces quelques exemples, la parole des femmes a subi tout un processus d’émergence dans une société sexiste (et raciste, dans le cas de Capécia). Il est donc naïf de penser qu’un discours est indépendant et détaché d’autres discours. On serait en l’an 0, entre premiers êtres humains, là peut-être on aurait pu discuter. Cette idée qu’un discours individuel soit détaché de tout contexte historique, social ou politique est un mythe et est une autre manière de nier que les oppressions ne datent pas de 2014, mais s’inscrivent bien dans un continuum.

Il y a des rapports de force entre les discours, et de ce fait, il y a des discours dominants. Le tone policing réside donc dans tout moyen de minimiser, d’invisibiliser ou de déformer la parole d’une minorité. Selon les oppressions, la visibilité de la parole change. Quand une personne exprime son vécu en tant que victime d’un système oppressif, lui dire qu’iel exagère, est une manière d’apposer une valeur à son discours, de le minimiser.

Déni d’expériences : non, ce n’est pas une question de courtoisie.

 

Ce tone policing, est-ce seulement qu’une question de ton ? A mon sens, il est un outil essentiel de la politique de respectabilité. MsDreydful abordait la politique de respectabilité selon une approche anti-raciste :

Le concept de politique de respectabilité peut être aussi valable pour d’autres oppressions, bien sûr, puisqu’il s’agit de rentrer dans un certain moule qu’impose la société pour ceux qui sont “autre”, et que correspondre à ce moule serait en corrélation avec la discrimination subie. Cependant, il s’agit aussi d’un concept ayant d’abord émergé au sein du féminisme noir.

Suivant cette politique de respectabilité, on devrait donc parler de manière posée et pédagogique des oppressions que l’on subit, avec le sourire, s’il vous plaît. Si cela peut sembler caricaturale, songez une minute à la représentation des opprimé(e)s: la féministe est une hystérique frustrée, l’antiraciste exagère toujours car la “République est indivisible” ou encore “on ne voit pas les couleurs”, ou Angry Black Woman pour les afroféministes…etc.
En somme, toute expression visant à dénoncer les systèmes de domination et leurs discours a forcément quelque chose de dérangeant, d’hors-nome et de caricatural. Soit ce n’est pas sérieux, “iels exagèrent”, soit c’est forcément agressif “on vous écouterait si vous n’étiez pas si agressif”, une manière tacite de désamorcer toute possibilité d’écoutes d’un propos afin qu’il ne soit pas pris en considération ou visible. Quant à la colère des opprimé(e)s, elle n’est jamais légitime, toujours hors limite: on appelle toujours à une compréhension, une maîtrise de soi, jamais à une expression naturelle de celle-ci.

En conséquence, même le tone policing sur un forum entre deux individus, est le résultat d’une dynamique sociale et culturelle. Il est une autre manière de garder une emprise sur le discours de l’interlocuteur, sciemment ou non, et il est pratiqué par un féminisme TM excluant. Entre autres minorités exclues, le meilleur exemple est la parole des trans systématiquement silenciée.
Oui, le tone policing peut être une pratique d’un groupe ou d’un mouvement, dès lors que ce dernier choisit de nier et de discriminer l’identité et le vécu d’une catégorie d’individus. La transphobie, l’islamophobie et le racisme évidents de féministes de références, tolérés çà et là par des féministes en est la preuve. Et pourtant, devant ces paroles libérées et cautionnées en silence – tiens, donc – on demande toujours aux discriminées d’être poli(e)s et civilisées.

En conclusion…

Si seulement le tone policing n’était qu’une affaire de courtoisie !  Mais la réalité est là: les oppressions alimentées à base de discours dominants, construisent un imaginaire collectif tronqué dont les paroles des groupes minoritaires sont victimes. De ce fait, le tone policing n’est qu’un outil parmi tant d’autres dans la politique de respectabilité et la maîtrise des oppressions d’autrui : en choisissant la narration des oppressions, on contrôle les espaces d’expressions des minorités silenciées, leurs représentations, leurs droits, etc. Ces mêmes discours oppressifs choisissent le portrait de la victime, qu’il s’agisse de la minimiser ou de la fantasmer.

L’ignorance de ces fameuses WAF (Woman Against Feminism) perpétue ces discours oppressifs, en se basant sur leurs expériences et leurs privilèg(e)s (rappelons l’argument phare est “je n’ai pas besoin du féminisme parce que) pour définir l’utilité du féminisme. C’est de la condescendance et de l’égotrip pur et dur, avant même d’être une critique du/des féminisme(s).

Pour aller plus loin :

“Frantz Fanon, Lafcadio Hearn et la supercherie de « Mayotte Capécia » et surtout ici

PRIVILÈGE BLANC ET CIRCULATION INÉGALITAIRE DE LA PAROLE

Eradication programmée : Premier Acte, Second Acte.(sur la transphobie)

La tyrannie de la respectabilité par MsDreydful

bell hooks on black farmers and racial politics

Toujours en quête d’infos sur le véganisme, l’antispécisme afros. Je retiens particulièrement ceci: “this [ecologic] self-reliance was vital in an era in which a white supremacist Jim Crow state did not care for Black Americans. Ultimately, she reflects on how Black Americans in her community could feel powerful, knowing that nature will always be more powerful than the white supremacist system that had institutionalized racial segregation.”

The Sistah Vegan Project

Belonging: A Culture of Place by bell hooks.

I just finished bell hooks’s book, Belonging: A Culture of Place. It was released in October 2008. It is her reflection on black farmers in Kentucky, intersections of race and class, and how uneven power relations and white racism contributed to the loss of black farming land. One of the most important premises of this book is the connection between black self-recovery and ecology, with issues around land and land ownership. As a Black American, she wants to set the record straight: black folks past and present are committed to local food production and organic living; however, the mainstream organic and ecosustainable movement makes it appear that black folks have never known how to live sustainably, appreciate nature, or eat healthy. hooks wrote her book while residing in her home state of Kentucky, contemplating deeply on the politics of regionalism…

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Going back to my natural hair without extensioned box braids (like above, precisely). It’s weird to feel vulnerable and exposed, as if you had embodied a powerful part of yourself and that, for now, you were a whole being including hided fragile parts. I kind of broke down lately: I can’t tolerate how easy people can be intolerant, mean, disrespectful even about people they used to know. The strength, the involvement, the struggle, the wrath and then the break down. I just want to rest and feed myself with peace, books, friendship, safe space, family and days off. My internship is done, my year too and I don’t want to bother yet with next year. I am tired. I wish the growth of my hair reflects the growth of my interior peace. But it’s not.

Reading Malcolm X’s autobiography is like drinking water : simple and needed. I think he had a kind of honesty by not trying to polish who he really was, what he really did and what he really thought. The more I read his words, the more I think how disrespectful it could be to publish his diary, as some publishers plan to do. He was not stupid, he knew what he wanted to make public and what he doesn’t want to.

Roots & Inspiration:”Women” by Carol Rossetti [Eng,Fr]

  Sur son tumblr, une des images de cette série était une femme mince dont la légende dénonçait cette injonction aux formes féminines pour prouver sa féminité. Un commentateur a demandé “pourquoi il manque un bras à cette jeune femme … Continue reading

Review : Bande de Filles

 

(Article originellement publié sur Just Follow Me)

Quand je n’écris ou ne lis pas, je rencontre toujours du monde par hasard, et c’est une rencontre fortuite qui m’a donné la possibilité d’assister à la projection du film Bande de filles, une avant-première organisée par la Quinzaine des Réalisateurs, à Paris.

 

Présenté à Cannes, le film de Céline Sciamma a autant bénéficié que souffert d’une promotion grossière, parfois à l’angle mal choisi avec le label de la “jeunesse noire” (ah bon ?). Si le talent de la réalisatrice est avéré, notamment avec son film Tom Boy, j’étais très sceptique face au bruit médiatique un peu caricatural. Et, plongée au milieu de cette salle obscure bondée jusque dans les escaliers, assise à côté de mon amie, elle aussi, une femme noire, je peux dire qu’heureusement que, ce bruit, je ne l’ai pas écouté…

 

[Attention spoilers]

 

Un œil différent

 

Sciamma ne nous plonge pas dans la banlieue même mais bien dans le quotidien de Marieme (Karidja Touré), une jeune fille de seize ans oscillant entre un foyer régi par l’autorité lourde et violente de son frère aîné, seul homme de la famille, la crainte que ses petites sœurs en subissent les sévices, la pudeur isolante de sa mère, et une société aveugle à sa vie. Ainsi, entre une maison dans laquelle elle n’est pas tout à fait à l’abri et un monde qui ne semble pas l’attendre ou pire, qui n’a pas de place pour elle, Marieme trouve son équilibre dans l’amour de cette autre famille qu’est son groupe d’amies.

 

On retrouve la valeur de cette amitié entre femmes noires qui, plus qu’une affinité, relève souvent de la survie sociale, en proposant un espace sain et sauf pour ces jeunes femmes qui doivent faire face au racisme, au harcèlement de rue, à ce statut social prédéterminé de mère de famille qu’on veut parfois leur imposer. Non, Marieme, elle, veut un avenir, et de cette ascension sociale dont elle semble privée, elle lutte pour conserver au moins ces moments épars de bonheur qu’elle peut saisir.

 

Cette marche en équilibre entre légèreté de l’adolescence et gravité du quotidien, Sciamma la transmet par une esthétique très intelligente : on échappe à l’habituelle playlist rap sortie pour tous les films portant sur la banlieue, pour une bande-son pop et surprenante. Le cadre se fait oublier dans les moments les plus intenses de sorte que le spectateur se retrouve dans ces pièces, et toujours ces courtes pauses d’une douceur extrême, où la gorge se serre.

 

Ces lois invisibles

 

Sans doute la prouesse de la réalisatrice réside dans le rendu de ces lois invisibles, comme cette scène saisissante où ce grand groupe de jeunes filles bavarde joyeusement en rentrant du sport le soir, avant de se taire aussitôt qu’elles ont gravis les premiers escaliers de leur cité, sous le regard lourd des garçons traînant dans les environs. C’est dans ces lois tacites que Sciamma nous montre les codes d’un quotidien que l’on ne connaît pas forcément, une familiarité qui parlera certainement aux plus concernées d’entre nous.

 

Comment donc grandir dans un univers inextricable ? Quelle échappatoire ? L’étau se ressert chaque fois que la caméra vole ces moments d’incertitude et d’angoisse dans le regard de l’adolescente, sans jamais juger, mais toujours témoigner.

 

On regrettera tout de même certains écueils comme l’érotisation de certains moments un peu inutile, et le vide de certains personnages. Aussi, le principal défaut du film est l’instrumentalisation qui va en être faite : je ne serais pas surprise de voir des experts sauter sur ce film pour lui donner un caractère emblématique, effaçant encore une fois la diversité des communautés afros – ce qui manque également au film, mais on ne peut pas tout dire ou tout décrire – et aussi les différentes trajectoires.

 

Un film sur la jeunesse noire, donc ? Non, seulement l’histoire d’autres Marieme rêvant d’être Vic.

 

Soyons honnêtes : le film était aussi très attendu pour la mise en avant des minorités ethniques. Il fut agréable – et même salvateur – que le film ait privilégié le réalisme plutôt qu’un colorisme marketing qui aurait privilégié des actrices et acteurs peu foncées et aux traits fins. Je pense notamment à la romance de Marieme.

 

La qualité du film réside considérablement dans son identité afropéenne : saisissante de justesse, Sciamma ne joue pas la carte des traditions et des origines pour définir l’identité de ces jeunes filles, mais bien l’émergence de leurs personnalités face à leur environnement. La violence, verbale comme physique, est un recours, et le choix d’y avoir recours est un privilège. Ce privilège, ces jeunes filles ne l’ont pas toujours. Quand cette violence s’impose comme le seul moyen de survivre et de s’exprimer, qui sommes-nous pour juger ? Cette réalité n’est pas délivrée de manière misérabiliste, mais bien comme une vérité trop souvent stigmatisée dans les médias, comme lors des émeutes de 2005.

 

Toutes les femmes noires ne se retrouveront pas dans ce film car la couleur ne fait pas notre parcours, mais toutes seront, je pense, heureuses qu’il y ait un film comme celui-ci. Peu de gens comprendront la référence aux cheveux afros coupés, le symbolisme du geste et du cheveu lui-même – comme lorsque Marieme passe des tresses au tissage. Et c’est dans l’intimité de ces détails que, sans doute, chaque femme noire sourira. Pour nos sœurs, nos amies, nos mères. Pour nous-mêmes. J’aime à croire que ce film est une ouverture d’un autre cinéma français encore trop lisse, trop uniforme et unicolore, et qu’il marquera le début d’une belle étagère de films similaires.

 

Avec Karidja Touré, Assa Sylla, Lyndsay Karamoh, Mariétou Touré

 

Interrogations sur l’antispécisme et ses intersections

Antispécisme :
S’oppose à la maltraitance et la consommation des animaux.
L’espèce à laquelle appartient un être n’est pas une justification nécessaire pour décider de la manière dont on doit le traiter ou des droits qui lui sont accordés. (voir ici).

 

Après avoir reçu des questions sur mon ask à ce sujet, voilà deux jours que je cherche des articles critiques sur l’antispécisme, ou du moins un traitement non-occidentalocentré. Et le seul article qui allait dans le sens de ce que je pensais est l’article protégé de MsDreydful qui lui avait valu un bashing monumental sur Twitter – un parmi tant d’autres.

Malaise. Y aurait-il une parole tabou ou un champs non exploré de l’antispécisme ? J’ai eu le retour de certain(e)s personnes racisé(e)s antispécistes, notamment sur mon ask. Je les remercie d’avoir témoigné sur leurs expériences, car elles ont eu le mérite d’attiser mon habituelle curiosité de “ce dont on ne parle pas”. Et mon impression s’est quelque peu confirmé car les articles trouvés sont essentiellement anglophones.

Mon sentiment premier vis-à-vis de l’antispécisme est le même que je ressentais vis-à-vis du féminisme TM : je ne me sens pas concernée à cause de cette sensation que l’antispécisme concerne certains profils, et que ce que j’ai touché de plus près étaient les dérives racistes de ce mouvement – pour rappel, la traite négrière est souvent le token favori qui est revenu dans ma TL.

Heureusement, grâce à un groupe FB très intéressant en terme de ressources, on m’a suggéré des perles. Mais avant d’y venir, voici les quelques angles de réflexion qui m’ont poussé à faire ces recherches :

  • Discours occidentalocentré et jugement de valeurs des cultures : j’en parlais une fois avec @lasalegarce d’un certain discours occidentalo-centré. Un de ces discours énonce les modes alimentaires d’autres cultures comme exemples (auquel cas ce qui est problématique, c’est de faire abstraction du contexte. C’est un peu l’histoire du “regardes eux, ils se passent de viandes!”: par exemple, au Congo Brazzaville, selon les régions, un plat à base de feuilles de manioc et de poisson changera de composition selon la situation économique des régions. Celles qui privilégient uniquement des feuilles de manioc et de l’huile de palme, ce sera pour des raisons à la fois économiques et culturels. Il y a donc un côté token très dérangeant à vouloir calquer une narration antispéciste sur des groupes qui ont clairement un certain mode alimentaire par contraintes ou selon des facteurs de non privilégiés. C’est une des dérives problématiques.
  • Classisme : Je crois que la question du classisme touche également la question écolo (avec le Bio), végé et antispéciste également et qu’il n’y a pas besoin d’aller voir dans les pays du Sud pour s’en rendre compte. Bien que personne ne cherche à obliger les autres à adhérer à l’antispécisme ou au végétarisme, j’ai suivi quelques discussions çà et là où l’argument de classes semblait gêner.

Je sais d’avance que mon article ne va pas plaire à tout le monde – comme d’habitude, lol – mais évitons les #NotAllAntispecist, ceci est un angle choisi pour aborder la question, et j’ose espérer que ça éclairera les personnes qui voulaient avoir mon avis sur le sujet et alimenter un dialogue 🙂

Antispécisme, et son discours occidentalocentré:

Sur le premier point, deux citations :

“Il va sans dire que personne ne devrait tirer sur ou être cruel à l’égard un chien, et que les espèces en voie de disparition doivent être protégées et nourris. Il est aussi probablement vrai que les Caucasiens* sont actuellement surreprésentés dans les professions d’origine animale en Amérique et en Europe, tout comme ils sont surreprésentés dans les professions en général. PBS, qui est généralement assez sensibles à la représentation raciale, montre beaucoup de blancs sur ses programmes aussi. Mais il y a des façons de présenter une certaine réalité déséquilibrée de manière à ne pas normaliser ou exacerber (et il y a une grande population internationale de professionnels de couleur qui doit être dépeint ainsi). Perpétuant des notions colonialistes [en considérant] une populace  ignorante et cruelle, nationale ou étrangère, ignore complètement les réalités contextuelles qui pourraient réellement aider à résoudre le problème si elles sont reconnues.”Par Dani de The Vegan Ideal, source

Même si tout y est dit, Dani soulève un point essentiel des discours militants en Occident et leur portée souvent paternaliste (qui, pour le coup, est une problématique intersectionnelle: si le racisme et le sexisme ont à subir ce discours, l’antispécisme également). Et les acteurs/actrices de ces discours sont multiples :

Entretien avec Angela Davis et Eduardo Mendieta :
[Davis:] … Qu’ont à dire les femmes dans ces régions du monde, qui souffrent le plus de la politique de Bush axée sur la guerre mondiale, aux féministes occidentales? Il me semble que celleux d’entre nous ici aux Etats-Unis qui sont intéressés par un projet de féministes transnationales servirait mieux la cause de la liberté en posant des questions plutôt qu’en faisant des propositions. Donc, je voudrais savoir comment les militantes féministes et la classe ouvrière dans les pays tels que l’Irak pourrait envisager le rôle le plus productif pour nous. En attendant, nous devons continuer à renforcer le mouvement anti-guerre.
[Mendieta:] Vous remettez en question l’hypothèse paternaliste dans ma question, que les féministes en Occident, et les Etats-Unis, font l’école aux femmes islamiques sur la façon de procéder. Elles peuvent faire elles-mêmes ce travail.
[Davis:] Exactement. Nous n’avons pas encore dépassé le stade de l’hypothèse où les féministes les plus avancées dans le monde – qu’elles soient blancs ou des personnes de couleur – résident aux États-Unis ou en Europe. C’est une forme de racisme qui exclut la possibilité de la solidarité. source

Comme Angela Davis le montre, si être racisé(e) et antispéciste signifie être victime des dérives racistes éventuelles au sein du mouvement, on peut être racisé(e) et occidental(e), et donc reproduire ce schéma paternaliste dans l’énonciation et la dénonciation du spécisme non-occidental.

 

La preuve en est l’existence d’un véganisme afrocentrique fondée par la reine Afua, comme réponse à un véganisme occidental. Je vous invite à vous pencher sur les travaux du site Sistah Vegan, une doctorante qui met en relation le véganisme, le racisme systémique comme vecteur des sources de richesse et de nourriture, entre autres choses. Voici un extrait de son témoignage sur une conférence donnée à ce sujet :

En Novembre 2011, j’ai été invitée à donner une conférence à propos du véganisme et études critiques de la race à l’UC Berkeley. J’ai décidé de parler de la façon dont le véganisme de la Reine Afua est une réponse afrocentrique à la blancheur coloniale et réponse aux séquelles de l’esclavage qui ont manifesté des disparités et des inégalités dans les aliments et l’accès aux soins de santé pour les noirs. Je n’ai jamais été autorisée à compléter mon exposé, car j’ai été constamment interrompu par les membres blancs de l’auditoire qui étaient irrités que Afua ait demandé aux femmes noires de pratiquer le végétalisme pour décoloniser leurs pratiques alimentaires et ne mentionne rien au sujet des droits des animaux. Malgré moi j’ai essayé d’expliquer que la cuisine n’est pas oppressive pour toutes les femmes, et que, historiquement, la deuxième vague blanche féministes de la classe moyenne a une relation collectivement différente de l’espace de la cuisine que les femmes noires, j’ai également été interrompue par les femmes blanches qui étaient irritées que selon Afua, l’autonomisation des femmes noires signifiait que les femmes noires doivent récupérer l’espace de cuisine comme le lieu central d’une  résistance et de construction de la nation noire.

De toute évidence, dans cet exemple précis, la résistance à laquelle A. Breeze Harper, l’auteur du blog, a fait face est justement ce besoin de donner une lecture occidentalocentré à des éléments externes. Là où Harper essaie de resituer les implications d’un type de véganisme, l’auditoire veut soustraire ce dernier aux codes d’un véganisme occidental.

Classisme et Guerre de classes.

Du côté du classisme, j’ai appris pas mal de choses. Une bonne surprise est cette analyse du blog VeganforPoC sur le véganisme comme moyen d’émancipation d’un système spéciste qui érige la viande comme signe de réussite sociale (par exemple des plats onéreux et rares selon les pays sont les témoins d’une certaine richesse et ils sont souvent composés de viande) et que le maintien de la consommation de produits peu sains pour la santé est un moyen de maintenir des classes populaires :

Il a pu être observé que pour beaucoup le végétalisme, comme il est connu en particulier en Amérique du Nord, est associée à des classes supérieures et à des populations privilégiées, mais le véganisme à la base est en fait potentiellement le plus révolutionnaire. Aux États-Unis, les communautés pauvres de couleur sont souvent privées de l’accès à des aliments frais et sains, et se trouvent de manière disproportionnée victimes de maladies issues de ces régimes alimentaires et des modes de vie occidentaux. Cela fait partie de la guerre des classes, tel que je le vois: en les gardant appauvri le plus longtemps possible ils ne peuvent être en bonne santé, ni avoir une longue espérance de vie et et donc ne peuvent être hautement fonctionnel [afin] d’exceller en tant qu’êtres humains. Les élites ne se soucient pas vraiment à améliorer ce problème.

Cet aspect de la question relève davantage de la corrélation entre capitalisme et spécisme, mais je trouve qu’il est une intéressante brèche vers la notion de classe, sur lequel l’article – pas parfait, mais intéressant sur cette donnée précise – “Is veganism another white privilege ?” énonce quelques exemples qui montrent que le véganisme est un privilège en termes de classe: l’accès aux ressources qui varie selon le lieu, le temps accordé à la préparation des plats qui n’est pas possible lorsqu’un individu cumule plusieurs jobs, etc.

A. Breeze Harper de SistahVegan va plus loin un peu plus loin en poussant son point de vue sur les intersections que cela suppose aux USA:

J’ai malheureusement toujours l’impression que l’accesibilité au véganisme comme étant quelque chose pour les gens blancs de classe supérieure est une vérité. Pourquoi? Parce que le système alimentaire aux Etats-Unis est structuré d’une manière qui profite à la classe blanche privilégiés d’avoir accès plus «facilement» à un régime végétalien bien planifié[…] mais comme “Précision Afrikan”(un autre commentateur) le disait, les racines du végétalisme ne sont pas élitistes et si le système alimentaire mondial n’était pas si ancré dans le capitalisme impérialiste, néo-colonialisme, et des hiérarchies raciales de puissance, le véganisme pourrait être une possibilité pour beaucoup de gens qui sont par ailleurs entravé par le classisme et le racisme environnemental. source

Insistons bien sur l’importance du contexte : le fait que les systèmes occidentaux ont parfois souvent les mêmes mécanismes et engrangent des rapports de force et de domination similaires nous permettent ici d’étudier le cas des USA comme indicatif des cas européens, dont français.

On a parlé de véganisme ici, condition souvent relative à l’antispécisme. Le fait est qu’il y aurait encore énormément de choses à dire à ce sujet. Je précise que les gens cités ont tous témoigné à un moment ou un autre de la complexité de l’antispécisme due à ces corrélations et, n’étant pas vegan, le but de ce post est davantage une ouverture à des thématiques que je n’ai pas vu du côté FR – et dont l’absence me fait tiquer. Je m’arrêterai donc ici.

Comparaison avec l’esclavage, le goût amer.

Aux vues des nombreuses intersections que cela implique, certain(e)s comprendront peut-être pourquoi en tant que femme noire je ne me sens pas totalement indifférente à la question de l’antispécisme, mais je vais approfondir ce point. Je reprendrais d’abord cette citation d’Alice Walker trouvée sur le site de Peuvent-ils souffrir ? :

« Les animaux du monde existent pour des raisons qui leur sont propres. Ils n’ont pas été faits pour les humains pas plus que les noirs ont été faits pour les blancs ou les femmes pour les hommes. » Alice Walker

Si je suis d’accord avec cette affirmation, je suis tout de même très heurtée par les dérives que cette assertion a donné, à savoir le petit florilège de dérives racistes de certain(e)s antispécistes, du post de blog individuel à l’organisation internationale (exemple : la PETA qui a surfé sur la vague du meurtre de Trayvon Martin).  Un commentaire lu par hasard relevait un peu ce qui me gênait.

“L’argument de l’animalisation est différent de la comparaison des animaux et des esclaves, qui, avec l’abandon des contextes des institutions de violence, est souvent simplifié, où tous les animaux sont comme universellement opprimés par une humanité indifférenciée. Des termes comme «spécisme» peuvent risquer cette même erreur, car ils ont tendance à gommer les disparités énormes entre les êtres humains. (Il y a d’autres arguments théoriques qui pourraient parler de PoC que je travaille sur un article que j’écris-je l’espère plus sur cela plus tard.) ” (commentaire d’Indo)

A peu de choses près, ce commentaire résume un peu mon opinion : si je veux bien entendre que les mécanismes de l’esclavage sont similaires à l’asservissement des animaux, je ne tolère pas la dérive autour de l’argument de l’animalisation. Dans ce rapport des animaux VS une humanité indifférenciée, cette même humanité a sciemment causé des disparités raciales, s’est servi de la race pour par la suite animaliser une minorité – puis continuer sur des siècles à maintenir ces personnes comme des sous-humains, puis des sous-citoyens. Des populations ont été décimées parce qu’on les a animalisé. Pour résumer, on a ôté le droit à ces populations d’être des humains avant même qu’ils aient pu jouir d’une quelconque fierté ou de se penser supérieure pendant des siècles. On ne leur a pas donné ce choix. Donc bon, prendre des exemples historiques hors de leur contexte pour servir un discours, je crois que ces évènements ont déjà assez de mal à être lus et considérés pour ce qu’ils sont pour qu’il y ait des dérives comme j’en ai vu çà et là sur les réseaux sociaux.

Aux vues de ces quelques éléments, je pense que les éceuils de l’antispécisme fr rejoignent les éceuils d’autres mouvements : l’importance du contexte et les rapports de force qu’impliquent les discours occidentaux.

*Pour rappel “caucasien” est utilisé, à tort,comme synonyme de blancs, mais on prendra compte ici du contexte US. Je vous invite quand même à faire quelques recherches sur cet abus de langage.

Alors, Mrs Roots ?

Il est presque 3h du matin. Et pourtant, il y aurait encore des choses à dire.

J’ai énormément appris mais la difficulté à avoir ces sources et le manque de contenus français portant sur ces thématiques me font tiquer, me renvoyant à cette période où je ne me sentais pas concernée par un féminisme qui ne parlait pas de femmes comme “moi”. Pourtant, les quelques articles fr que j’ai retrouvé se réclament d’être intersectionnel mais la manière dont ces intersections étaient abordées est toujours sommaire ou ponctuelle.

En 2014, Christine Taubira se fait encore caricaturer en forme de singe et reçoit des bananes. Des joueurs de foot, aussi. Quand on est dans une société qui vous animalise constamment pour votre couleur de peau, et ce, jusque dans votre sexualité de femme noire (“ces sauvages” et autres fantasmes écoeurants), voilà le contexte dans lequel on me demande si je suis antispéciste. C’est mon contexte, ma sensibilité. A. Breeze Harper l’a compris et c’est pour cela qu’elle a créé son blog et qu’elle voue ses recherches à ces différentes parts d’identités qui s’entrecroisent. Pour l’heure, je dirais que je suis dans un entre-deux: je conserve une part spéciste – pour diverses raisons – et  parce que ma lutte implique d’être considérée comme un être humain à part entière, qu’encore en 2014, il y a des traces de cette animalisation et que lorsque je dénonce celle-ci, on la nie et pourtant je suis d’accord avec l’argumentaire antispéciste et favorable au biocentrisme.

Enfin, je pense que l’implication particulière de la communauté afro pourrait changer ma façon de voir les choses par sa vision très riche et de l’empowerment (surtout quand des voix comme celle d’Angela Davis y participent).

Bon, allez, bonne nuit.

Pour aller plus loin:

/!\ A lire : Je suis un-e animal-e , point de vue d’une militante antiraciste et antispéciste :

“Loin de vouloir occulter la condition animale qui nécessite analyse et mobilisation pour elle-même,  ce texte réagit à un rouleau compresseur constant.
Spéciale dédicace à tellement de personnes. Mais tellement. Des camarades de lutte aux beaufs violents des stades de foot, des camarades de classe aux intellectuel·le·s dans la négation, de monsieur et madame tout-le-monde des valeurs et la bien-pensance à notre ami Victor Hugo, du chauffeur de bus aux jeunes bourgeois éméchés, du gardien de la “paix” de mon ancienne cité au passants qui se croient tout puissants, du prêcheur du dimanche à l’institutrice éclairée, des flics qui étouffent aux gouvernements qui font de même, en toute légitime défense… Enjoy, il y en a pour tout le monde…”
 

Is veganisme another white privilege ?

Le site génial de Vegan of Color avec deux portails très intéressants:
– Colonialisme : http://vegansofcolor.wordpress.com/tag/colonialism/
– Être femme noire et vegan : http://vegansofcolor.wordpress.com/2008/05/07/the-cult-of-veganism-or-sit-down-shut-up-little-brown-girl/

Sur le site génial(bis) de SistahVegan, je recommande tout le blog.
– post “clé” sur l’intersection race, classe et véganisme : http://sistahvegan.com/2010/04/18/addressing-race-and-class-privilege-at-sfsu-holistic-health-conference/
– post “clé” sur la comparaison à l’esclavage.

Côté livres:
”The Training of Black Men” by WEB Du Bois in Souls of Black folk (the copyright has expired so it’s free on google books and elsewhere)

Bell hooks’ “Eating the Other” in Black Looks

The Dreaded Comparison: Human and Animal Slavery, par Marjorie Spiegel avec une préface d’Alice Walker

Réflexion 6:”T’es pas vraiment noir(e)”, bounty ou la plaie du colorisme.

J’ai toujours détesté le mot “bounty”. Parfois, on en riait avec un ami métis quand nous étions au collège. “Toi, t’es une bounty Mrs.Roots!“”Aah non! Dis pas ça !“. Bounty est un mot péjoratif faisant référence à la barre de chocolat, qui désigne le fait d’être “blanc à l’intérieur” quand on est noir. Il y a des déclinaisons selon les couleurs de peau, d’autres groupes non-blancs ont des mots similaires (mais je ne me souviens plus précisément lesquels). Le fait d’être “blanc à l’intérieur” désigne le fait de détenir une culture occidentale tout en étant non-blanc. C’est une remarque cinglante sur le fait de ne pas “être vraiment noir(e)” selon certaines activités, une remarque dite par des blancs comme non-blancs. Je sais qu’au cours de mes études supérieures et que, du fait de mon intérêt pour la littérature, j’ai déjà entendu le terme “bounty” à mon propos. Et plus j’y pense, plus le terme en lui-même est à la croisée de plusieurs axes tels que le classisme, le racisme et le colorisme.

1) “Bounty”, la plaie intracommunautaire.

Là où une personne blanche dirait “bounty” comme la non-conformité à des clichés du Noir (“tu sais pas danser ?! t’es pas une vraie noire!” ou encore “t’as pas vraiment noire quoi”), le terme peut avoir d’autres implications dans un cadre intra-communautaire. Je me concentrerais ici sur ce second cas. Dans les innombrables raisons de divisions entre les communautés africaines et les communautés antillaises, les Antillais sont souvent affublés de cette appellation, car ils sont les “Noirs de l’Europe” comme disait Fanon, issus d’une assimilation historique suite à l’esclavage. Pierre angulaire des conflits entre communautés afro’, le terme “bounty” est une manière réductrice de définir les identités caribéennes qui, au fil des siècles, ont assimilé une culture occidentale. Les motivations de ce conflit sont également multiples, tant par les complexes d’infériorité ou de supériorité qui les sous-tendent. A mes yeux, c’est une vision réductrice qui nie la diversité des cultures caribéennes et un moyen de les minimiser. C’est l’éternelle histoire du Caribéen qui ne se dit pas africain : indubitablement, sa parole est entendue comme un rejet de la terre d’origine en faveur de l’Occident. Cela peut être le cas, puisqu’il y a parfois cette volonté de se distinguer des Africains dans cette stigmatisation des Noirs comme étant forcément immigrés, mais cela peut être aussi l’affirmation d’une identité caribéenne qui s’est fondée sur le métissage de plusieurs cultures. On peut très bien être conscient de l’assimilation et de l’histoire des Antilles ET revendiquer une identité caribéenne. Même chose pour les métisses en général, présentés comme n’étant pas de “vrais noirs”, du fait d’un colorisme latent (être clair de peau, c’est être plus proche des modèles de beauté blancs et occidentaux). Le colorisme est le socle d’un racisme intra-communautaire – qui est une déclinaison du racisme “général”. Et, quand on y regarde de plus près, le terme “bounty” induit un classisme et une cristallisation raciste.

2) La culture : une affaire de blancs, alors ?

 

Le caractère racial de la culture occidentale comme étant une culture dite “blanche” est le résultat des différentes assimilations forcées que furent l’esclavage et la colonisation, soit le revers d’un racisme historique et systémique.

En fait je pense que ce terme est aussi utilisé pour nier un aspect important du colonialisme : le fait que la “culture blanche”  s’est implantée absolument partout et est devenue une norme qui n’est pas politisée de la même manière que les cultures absorbées par celle-ci. Du coup on a le “tu aimes la culture blanche DONC t’es pas une PoC” quand bien même: 1) à l’origine cette culture nous a été imposée et 2) cette “culture blanche” n’est même pas vraiment une culture blanche tant elle a assimilé des cultures extérieures (le rock, de base = noir, le jazz aussi, bcp d’éléments dits “blancs” sont en fait des appropriations culturelles). En gros le mot bounty c’est aussi bien pratique pour ne pas avoir à considérer le colonialisme & la suprématie blanche. Par @lasalegarce

Clairement, le pendant classiste et raciste du mot bounty (et de toute autre déclinaison quelque soit le groupe ethnique visé) est dans cette idée qu’un certain patrimoine culturel ne concernerait pas les non-blancs, au point de nier les appropriations culturelles (comme le rock, qui est issue des communautés afro-américaines. Eh oui, Elvis n’a rien inventé…). Ce terme perpétue les clichés classistes et racistes et finalement encourage une stigmatisation des racisés comme s’ils avaient un “capital culturel” prédéfini. D’une certaine manière, c’est justifier une infériorité raciste en estimant qu’être cultivé et racisé est contraire.

EDIT : Je reprends ce très juste commentaire pour approfondir un aspect que je n’ai pas énoncé plus haut.

“Mon seul soucis, c’est peut-être de ne pas avoir trop insisté sur le fait que traiter de bounty c’est AUSSI en réponse à des propos reflétant du mépris de classe. Sont aussi traités de bountys donc, les noirs méprisants qui se plaisent à chier constamment sur ceux des noirs qui vivent dans les quartiers populaires. Donc l’accusation de bountycité n’est pas toujours “classiste”, mais elle est aussi une réponse au mépris de classe.” Nègre Inverti.

C’est, en effet, un autre aspect du terme bounty qui pour le coup s’adresse à une élite non-blanche faisant preuve de mépris vis-à-vis des classes populaires non-blanches. A mes yeux, il y a deux dynamiques à cela :

  • La promotion du non-blanc d’exception : on peut aisément se souvenir de cet article sur “l’élite noire” en France qui promouvait davantage un discours méritocrate (“regardez comme ils ont réussi, tout seuls, comme des grands !” + les portraits qualifiés d’apolitiques, histoire de dépolitiser le tout “discrimination à l’embauche ? JA-MAIS”) qu’autre chose. “Il faut juste se donner les moyens d’y arriver”, dois-je vraiment dire pourquoi ce genre de discours est problématique ? Faire la promotion d’un tel discours c’est nier les réalités des classes populaires et baigner dans un certain paternalisme classiste.
  • Le rabaissement de la/les culture(s) populaire(s) et étrangère(s): ce même discours entrecroise à nouveau racisme et classisme dans cette connotation des cultures populaires et étrangères comme des cultures de seconde zone, tant par la diabolisation des “capitaux culturels” (il sera toujours mieux vu de parler anglais et français, plutôt que le lingala/le turc/etc et français) que dans le dénigrement d’une culture populaire dite “ghetto” et autres (note: pas étonnant donc que le rap, médium souvent dénonçant ces oppressions croisées soit stigmatisé encore aujourd’hui. Mais ça, ce serait un autre sujet, haha).

De ce fait, il y a un autre paradoxe assez parlant : la reprise des codes esthétiques des dominants (être clair de peau, avoir les cheveux, style vestimentaire) est encouragée, là où la reprise des codes culturels subit une résistance. Je pense que c’est l’éternelle complexité de l’assimilation: cet espoir de pouvoir conserver sa culture mixte tout en adoptant les codes apparents d’une société, et inversement, cet espoir de pouvoir conserver sa culture mixte tout en subissant une stigmatisation due à ces codes apparents. Un entre-deux trop familier…

3) Européens et diversité : et nous, alors ?

Ce qui me gêne profondément avec ce terme, c’est que non seulement être racisé serait synonyme d’une culture prédéfinie et limitée, mais en plus cela nie la diversité des identités européennes. Ce terme est le résidu de l’idée préconçue qu’on ne peut être occidental et racisé, et se cantonne finalement à cet imaginaire raciste où les racisés n’auraient pas leur place en Europe mais dans leurs pays d’origine.  Il y a une non-légitimité stigmatisante, tant dans le fait de ne pas “être assez noir/etc” que de ne pas être “vraiment” Européen.  Au final, j’ai la sensation que notre génération multiculturelle demeure dans cet entre-deux toxique où ce que nous sommes doit toujours être justifié. Alors, je me demande: à  force de sous-évaluer les identités comme des résidus de cases prédéfinies, à force de démembrer des identités multiculturelles pour une autopsie stigmatisante, ne participons-nous pas au maintien d’une grille de lecture uniquement raciale là où nous voudrions être considérés comme des humains ? Je me demande.