[10/18] La femme qui décida de passer l’année au lit

Le jour où ses jumeaux quittent la maison pour entrer à l’université, Eva se met au lit… et elle y reste. Depuis dix-sept ans que le train de la vie l’entraîne dans une course effrénée, elle a envie de hurler : « Stop ! Je veux descendre ! ». Voilà enfin l’occasion. Son mari, Brian, astronome empêtré dans une liaison extra-conjugale peu satisfaisante, est contrarié. Qui lui préparera son dîner ? Eva ne cherche qu’à attirer l’attention, prétend-il. Mais la rumeur se répand et des admirateurs par centaines, voyant dans le geste d’Eva une forme de protestation, se pressent sous la fenêtre de sa chambre, tandis que son nouvel ami, Alexander, l’homme-à-tout-faire, lui apporte du thé, des toasts, et une sollicitude inattendue. Depuis les confins de son lit, Eva va trouver le sens de la vie, rien de moins !

Chaque fois que j’ai prononcé le titre de ce roman autour de moi, les gens ont eu, pour la plupart, la même réaction : “en quoi un roman sur une femme qui reste au lit peut être intéressant ?“, et à la vue de ce petit pavé, j’aurais pu me poser la même question. Sauf que, le livre fini, je réalise que ces réactions sont tout ce que dénonce Sue Townsend : un désintérêt, teinté de mépris sur cette femme décidant de rester au lit, et nous  préférant y voir de la fainéantise plus tôt qu’un véritable mal être.

Derrière cette satire sociale, Townsend dépeint la manière dont une femme peut se sentir piégée sous les normes sociales que l’entourage veut lui imposer, et ce en 2014. Elle retrace le caractère factice de la sphère médiatique, les concessions successives au point de se perdre soi-même, les sacrifices du mariage, l’absurdité des rencontres fortuites… Ainsi, derrière la passivité sous-entendue de son geste – se mettre au lit et se retirer du monde -, Eva bouleverse la vie de son entourage et leur perception du monde, ainsi que celle des badauds venant lui demander conseils. Si le lecteur sait pourquoi cette femme a décidé de se retirer du monde, l’entourage du personnage ne s’en soucie même pas et converge vers le “quand”. Quand va-t-elle se lever ? Qu’est-ce qui pourrait donner vie à cette femme qui n’en veut plus ?

Jamais dans le drame, l’auteur nous rend spectateur d’un cirque incessant, révélant la fragilité des relations humaines avec sa plume cynique et son humour british. Le racisme et sexisme latents et ultra lissés sont toujours dénoncés avec une profonde finesse, sans être excusés, mais à trop vouloir nous rendre les personnages familiers, ils tombent parfois dans une caricature d’eux-mêmes.

Le personnage d’Eva nous questionne considérablement sur la figure de la ménagère, souvent moquée, sous-estimée ou quasi ignorée, et pointe notre responsabilité dans cette tendance à valoriser certains profils par rapport à d’autres, selon des critères bien rôdées (la jeunesse, la réussité professionnelle, ce qui est susceptible de faire le buzz, etc).

Aussi, malgré quelques longueurs, la fin nous plonge précipitamment dans une accalmie émouvante : plus de journalistes, plus d’adorateurs, mais seulement cette femme alors plongée dans le noir, qui ne veut pas se lever, même après plus de six mois. Au coeur de ce cheminement, de ces portraits brefs, parfois grotesques et parfois émouvants, Townsend nous donne une belle leçon sur ce à quoi nous aspirons tous, par égoïsme ou par besoin d’amour : la bienveillance.

 

 

Toni Morrison, John Fante, Haruki Murakami, Teju Cole… autant de noms parcourus et souvent la même édition : les éditions 10/18. Cette année a été forte en rebondissements et en bonnes surprises : parmi elle, un partenariat entre le blog et les éditions 10/18 ! Ce sont des éditions que j’affectionne particulièrement car leur choix d’auteurs me semble toujours ingénieux, voire courageux et innattendu. Par soucis de transparence avec vous , je tenais à vous informer de quelques informations :

  •   Tout choix de livres présentés est le mien. Je continue toujours à analyser ces ouvrages selon l’approche qui est la mienne, c’est à dire en articulant ces intrigues sur les débats sociaux actuelles, l’intersectionnalité, etc.

  •  Je n’obtiens aucune rémunération du fait de ce partenariat, juste une belle bibliothèque et l’occasion de faire découvrir des auteurs qui m’ont plu.

  •  Tout livre ayant été acquis dans le cadre de ce partenariat aura sa critique signalée d’un [10/18] en référence (à côté du titre).